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Pleins feux

Un galimatias musical

Posté le : 26 janv. 2011 06:08 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : Orchestre de Paris : 4 concerts pour 4 quatuors | Caligula

Quatre concerts pour quatre quatuors
Cette saison, l'Orchestre de Paris donne des concerts à l'Athénée en lien avec les pièces programmées.

Ce samedi à 15h, en résonance à Caligula d'Albert Camus, vous pourrez entendre un concert sur le thème "néo-classique ou oppression".

 


Néo-classique ou oppression
Comme chez Camus, l'art et politique s'entremêlent dans la vie et les œuvres des cinq compositeurs choisis :
Erwin Schulhoff et Hans Krasa furent tous deux déportés (et exécutés) dans les camps nazis,
Bartok favorisa la reconnaissance de l'identité nationale hongroise (et la création de la Hongrie en 1918) en intégrant la musique paysanne hongroise dans ses œuvres*,
le style de Stravinsky se modifia au rythme de ses exils
et Chostakovitch subit toute sa vie l'oppression du régime soviétique et le poids du réalisme socialiste.


Chostakovitch et le réalisme socialiste

C'est dans les années 1930 que la doctrine du réalisme socialiste fait son apparition en URSS. Sa définition la plus claire se trouve sans doute dans les statuts d’unions de créateurs soviétiques qui ont été rédigés en 1934 :
l'on y apprend que le réalisme socialiste exige "une représentation véridique et historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire [qui doit] se combiner à la tâche [...] de l’éducation idéologique des travailleurs dans l’esprit du socialisme".

La fonction assignée à l'art est claire : l’artiste devient un "ingénieur des âmes" (l'expression date de 1932 et est de Staline lui-même) chargé d’une fonction d’éducation et de mobilisation des masses.

Mais l'on passa rapidement de l'art prolétarien à l'art totalitaire : en 1936, un article extrêmement violent à l'égard de Chostakovitch paraît dans La Pravda et marque le début d'une campagne dite "anti-formaliste".
Après avoir défini le contenu idéologique des œuvres d’art, le "réalisme socialiste" s'attaquait ainsi également à leur forme en dénonçant à la fois le "formalisme" et le "naturalisme" : le formalisme était défini comme la prégnance de la forme sur le message, et le naturalisme comme la description de la réalité hors de la perspective marxiste (c'est-à-dire n'analysant pas la vie selon des critères sociaux et historiques).

Publié dans la même Pravda après la parenthèse de la seconde guerre mondiale, le décret Jdanov, (du nom du préposé aux arts du comité central et du conseil des commissaires du peuple), achève la subordination de l’art à l’État :
"on considère que, s’il y a des malfaçons dans la production […], il est naturel d’émettre un blâme, mais s’il y a des malfaçons dans l’éducation des âmes humaines […], on peut l’admettre. Et pourtant, n’est-ce pas une faute plus pire [sic] ?"
La chasse aux sorcières est en marche : Chostakovitch, Mandelstam, Vertov, Eisenstein et bien d’autres en feront les terribles frais et, de campagnes d’intimidation en déportations, l’œil pervers de Staline usa de la manipulation et des revirements pour mieux asseoir sa domination.

C’est ainsi que Chostakovitch eut à subir le chaud et le froid soufflé par la mécanique implacable de broyage des individus, recevant six prix Staline tout en endurant, entre autres, deux campagnes de dénigrement particulièrement violentes : c’est toute la contradiction d’un régime qui, en écrasant les artistes sans relâche, montrait paradoxalement l’importance qu’il leur accordait.

Forcé à la coopération, subissant l’humiliation, Chostakovitch sut la plupart du temps exprimer sa résistance dans des partitions bien plus novatrices et équivoques qu’on ne l’a d’abord cru. Il évita ainsi ce que Siniavski dénonçait dans un texte paru dans la revue Kultura en 1957 pour dénoncer le réalisme socialiste : "Ce n’est ni du classicisme, ni du réalisme. C’est le demi-art demi-classique d’un non-réalisme à peine socialiste".
La doctrine momifiée du réalisme socialiste subsista jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1990 : Chostakovitch, lui, est mort en 1975.

 

L'art de l'engagement
Albert Camus n'eut de cesse de critiquer le totalitarisme soviétique et refusa farouchement toute compromission, prônant la résistance, multipliant les prises de position courageuses et refusant les idéologies.

Vous pouvez découvrir son Caligula jusqu'au 5 février. Et pour entendre les compositeurs qui lui ont été associés par les équipes de Caligula et de l'Orchestre de Paris, c'est ce samedi à 15h.

Bon mercredi.

 


* À l'instar de Janacek pour la Tchécoslovaquie à la même époque : j'en parlais sur le blog ici à l'occasion du Journal d'un disparu.


NB : "un galimatias musical" est le titre de l'article
anonyme (mais sans doute rédigé par Staline) publié dans La Pravda du 28 janvier 1936 pour attaquer l'opéra Lady Macbeth du district de Mzensk de Chostakovitch.

Bibliographie : Michel Aucouturier, Le Réalisme socialiste.
Solomon Volkov, Chostakovitch et Staline.