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Entretien

La femme est-elle un homme comme les autres?

Posté le : 12 mai 2010 09:09 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : Une Maison de Poupées | Artistes de la saison


Nils Öhlund est le metteur en scène d’Une maison de poupées d’Ibsen actuellement à l’Athénée.

Comme il était également acteur dans Les mains sales et Les Justes passés l’année dernière, j’avais déjà eu l’occasion de l’interviewer.

Nous avions encore pourtant beaucoup de choses à nous dire hier soir, et c’est la raison pour laquelle cet entretien paraîtra en deux fois.

 



« Lors du café débat qui a eu lieu le 27 mars à l’Athénée sur le thème “Peut-on échapper à sa famille?”, Jean-Louis Ezine tentait d’expliquer la profusion de Maisons de poupées cette saison par la nostalgie qu’éprouveraient ces metteurs en scène (dont toi, donc) vis-à-vis d’un état des relations homme-femme aujourd’hui révolu.
Alors Nils, nostalgique du temps où les femmes ne pouvaient pas ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari?
— Non, évidemment… Je ne suis pas dans la nostalgie mais bien dans l’observation d’un héritage —car contrairement à ce que dit Monsieur Ezine, ce temps est loin d’être terminé! Il s’agit d’interroger son propre comportement: de quoi avons-nous hérité aujourd’hui?  Quels réflexes continuons-nous à avoir dans nos relations de couple?
C’est la raison pour laquelle j’ai mis en avant le rôle de Torvald, le mari, pour le mettre au même niveau que celui de Nora. Qu’il s’agisse d’un couple et non plus seulement d’une héroïne a été un axe de travail assumé et profond, présent à la genèse du spectacle. Je cherche à voir ce dont on a hérité en tant qu’hommes, mais aussi ce que je peux comprendre et observer d’une femme…

— Beaucoup définissent Une maison de poupées comme une pièce féministe. Restes-tu d’accord avec cette étiquette?
— Non, définitivement pas, je pense qu’on a fait une confusion. La pièce est plutôt égalitariste, elle ne me semble pas appeler à la prise du pouvoir des femmes sur les hommes…

— Euh… Le féminisme non plus…
— Ben si ?! La définition du féminisme, c’est l’attribution du pouvoir aux femmes… Enfin c’est vrai qu’il y a sans doute autant de définitions du féminisme qu’il y a de féministes…

— Et que tu parles ici d’un féminisme très radical.
— C’est quoi pour toi, la définition du féminisme ?

— Celle du dictionnaire que j’ai sous les yeux, ça tombe bien! Un mouvement qui vise à égaliser le statut de la femme avec celui de l’homme, en particulier dans le domaine juridique, politique et économique...
— Il y a eu des féminismes bien plus radicaux, mais qui sont totalement compréhensibles: l’oppression est telle qu’il y a parfois besoin de la violence ou de la provocation pour y répondre… C’est vrai qu’au fondement, le féminisme est un mouvement égalitariste, mais que beaucoup de choses se sont mélangées.

— Le féminisme plus radical dont tu parlais au départ et qui consisterait à donner le pouvoir exclusivement aux femmes me semble davantage relever de la misandrie, le pendant de la misogynie: la haine des hommes… Mais pour en revenir à Une maison de poupées: pièce féministe (dans le sens d’égalitariste), alors?
— Ce qui me gêne dans cette notion, c’est que la pièce est loin de se résumer à une interprétation féministe: fondamentalement, c’est l’histoire d’un couple qui arrive dans une impasse et qui explose.
Ibsen est un humaniste et, quand Nora revendique l’égalité, c’est pour se trouver elle-même, mais ce n’est pas pour autant qu’elle souhaite se conformer aux critères sociaux faits par les hommes. Nora n’a pas de revendication en tant que femme: elle veut juste être un être humain; elle ne dit pas: “en tant que femme j’ai droit à”, mais bien: “tu as toujours été gentil, mais je ne t’aime plus”.
Il est aussi question de violence d’hommes, dans cette pièce: Krogstad ne veut pas faire de mal, retient d’abord sa violence et n’agit que parce qu’il se sent obligé de le faire. De même, Rank livre une description de la société absolument effarante...
En fait, Une maison de poupées parle de deux personnages principaux entourés de trois autres personnes, et elle interroge autant les rapports homme/femme que l’image sociale que l’on dégage et sa corrélation avec notre être profond… Il s’agit de se libérer de l’image que l’on donne de soi. Alors que le personnage de Kristine se contrefiche de l’image qu’elle renvoie, Torvald se demande pour qui il va passer si l’on sent que sa femme le commande, Krogstad cherche à reconquérir une légimité et son statut après avoir commis un impair, Nora exige qu’on arrête de la prendre pour une idiote, Rank se demande ce qu’il est pour ses amis et ce qu’il restera de lui quand il sera parti… Il existe une lutte entre ce que l’on est et l’image que l’on donne, et la fin de cette lutte est synonyme de paix absolue... C’est bien de se libérer de cela avec l’âge, petit à petit.
[Silence]
Si la pièce avait été contemporaine, je l’aurais sans doute montée avec deux femmes ou deux hommes homosexuel(le)s, ou alors j’aurais inversé les rôles mari/femme voir si cela peut tenir. La clé de la pièce, c’est bien que Nora ne peut plus, elle ne peut physiquement plus rester là. Le poison a été distillé pendant douze ans et Torvald et Nora se sont construit une vraisemblance du bonheur petit à petit: c’est pour ça que je n’ai pas fait de Nora une petite alouette superficielle dans les deux premiers actes, car le ver est dans le fruit depuis longtemps!... L’on voit d’ailleurs dès le début que la nomination de Torvald au poste dont il rêvait provoque un soulagement; ils se disent “enfin, plus de souci!”, ce qui prouve bien qu’il y en avait, des soucis… Ils s’imaginent d’ailleurs que l’argent est la solution, alors qu’il s’agit d’un leurre…

— Justement, dans ce même café-débat du 27 mars sur le thème “Peut-on échapper à sa famille?”, Nicole Prieur déclarait que le proverbe “quand on aime, on ne compte pas” était finalement assez faux et qu’en fait, plus on aime, plus on compte. En quoi cette affirmation éclaire Une maison de poupées où le naufrage du couple se révèle d’abord par l’argent?
— Les bons comptes font les bons amis... Non sérieusement, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut à mon avis éviter que l’argent soit un problème: l’argent n’est qu’un moyen, un outil du quotidien que l’on partage. Au sein du couple, il faut que chacun contribue à hauteur de ses capacités… En cela aussi, je suis égalitariste. Je déteste me faire avoir.
[Silence]
Cette notion de “se faire avoir”, c’est intéressant… On ne veut souvent pas donner sans attendre en retour: donner sans rien attendre témoigne d’une générosité rare. Tu n’attends pas forcément exactement la même chose en retour, mais plutôt une reconnaissance, d’être accepté, d’avoir l’ascendant sur quelqu’un… Il y a presque toujours un échange, et ne pas attendre de retour est un acte d’une telle gratuité, un acte de folie sans doute...

— Tu disais que Kristine était le seul personnage de la pièce à ne pas se préoccuper de l’image qu’elle renvoie. Est-ce pour cela que tu lui as réservé un traitement si particulier?
— Oui, car Kristine est la seule qui agit en fonction de ses nécessités et non de l’image qu’elle souhaite donner.
Mais il y a aussi autre chose: dans ce microcosme de la société qui comprend le couple, l’ami et l’employé, Kristine est l’élément étranger qui devient le relais du public.
Pour moi, elle est également la voix d’Ibsen, car l’on sait qu’Ibsen s’est inspiré pour cette pièce de l’histoire vraie de l’une de ses amies qui avait emprunté de l’argent pour sauver son mari: Ibsen s’était retrouvé dans le rôle de conseil, comme Kristine, et avait suggéré à cette amie de tout révéler à son mari. Résultat, le mari en question a fait enfermer sa femme en hôpital psychiatrique —alors que dans la pièce, n’oublions que le mari laisse partir sa femme!
C’est ce rôle un peu transversal qui donne une autre dimension à Kristine qui n’entre pas par la porte mais bien en traversant les lignes de démarcation tracées au sol, comme si c’était quelqu’un du public qui montait sur scène.
J’avais envie de flouter la frontière entre ce qui est du théâtre et ce qui ne l’est pas, de créer une théâtralité très forte avec ce décor et ces lignes pour mieux la casser ensuite. On voit d’ailleurs le côté complètement faux des panneaux dès le début... Plus exactement, j’ai cherché à créer une sorte de rituel où l’on restitue des morceaux de vie, comme si les acteurs avaient été choisis parmi le public pour rendre compte ce que l’on vit tous: il n’y a pas besoin d’aller chercher ailleurs, seulement de se regarder soi, et les situations que l’on a vécues, honnêtement.
Cette pièce consiste à pénétrer dans l’intimité profonde d’un couple: j’ai construit ma mise en scène comme si je proposais aux trois enfants de Torvald et Nora de voir le film de ce qui s’est déroulé entre leurs parents au moment de leur séparation. Je suis convaincu que le théâtre est un acte politique qui porte un regard sur le monde et nous interroge: c’est pourquoi cela me fait plaisir lorsque des spectateurs me disent qu’ils comprennent autant Nora que Torvald…
Les deux ont des défauts: Nora ment tout le temps, par exemple, mais c’est aussi une question de survie —pour vivre en équilibre avec quelqu’un, tu passes obligatoirement par le mensonge. Je peux comprendre la réaction de Torvald: il est dans sa fonction et obtient le poste dont il rêvait depuis des années! Il ne peut pas être avec sa famille à ce moment-là. Et quand la lettre de Krogstad met tout en péril, il devient fou et dit des vérités profondes qu’il lâche alors que c’est le genre de vérités qu’on garde toujours pour soi… Je ne l’excuse pas car il est égoïste, mais je le comprends. D’ailleurs, il se rend compte lui-même de ce qu’il vient de faire et essaie de le rattraper…

— Ce qui apparaît clairement en t’écoutant et en voyant ta mise en scène, c’est vraiment le refus du dogmatisme et l’exploration de la finesse des rapports de couple...
— La plus grande difficulté, c’est peut-être que ces personnages ne deviennent pas des caricatures et appartiennent au vraisemblable. C’est pratique de faire de ces personnages des caricatures, car cela évite de nous poser des questions sur ce qui nous ressemble chez eux... Qu’est-ce qui est de l’ordre du réflexe dans notre vie de couple? De quoi avons-nous hérité?
La pièce interroge les rapports entre hommes et femmes, mais aussi notre masculinité. D’ailleurs, le public masculin a souvent plus de mal à s’exprimer en profondeur après le spectacle: j’ai parlé à beaucoup de spectatrices qui reconnaissaient un peu de leur propre mari dans Torvald, alors que du côté des maris, le déclic ne semblait pas se faire, ou en tout cas la parole n’est pas venue après le spectacle.
Il faut que les hommes prennent les choses en main, aussi. J’ai eu envie de hurler en entendant un groupe de spectateurs d’une cinquantaine d’années environ dire que la situation décrite dans Une maison de poupées était aujourd’hui dépassée, et qu’il n’y avait plus de problème d’égalité entre hommes et femmes aujourd’hui: mais au secours!

— Bien sûr. Rien qu’en France, sept travailleurs pauvres sur dix sont des femmes, les femmes sont en moyenne 30% moins bien payées que les hommes à poste égal, on voit des femmes nues à longueur de journée dans la publicité, les femmes réalisent la quasi-totalité des tâches ménagères à la maison, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon et l’on dit toujours “un patron” et “une secrétaire” mais il n’y a aucun problème…
— Même sans aller jusqu’aux problèmes de société, il subsiste encore de nombreux archétypes qui relèvent certes du domaine de l’anecdotique, mais qui sont toujours présents dans notre sphère intime, sans même que l’on s’en rende compte… C’est comme la galanterie, ou même la question de l’invitation au restaurant: si tu es un homme et que tu n’invites pas la femme, tu passes pour un radin; mais si tu l’invites, tu passes pour un macho... Dans les pays scandinaves, c’est très mal vu et considéré comme très rétrograde d’inviter une femme au restaurant…
Il reste beaucoup de travail, des deux côtés: il ne suffit pas de dire aux femmes de prendre leur indépendance, il faut aussi leur donner!… De même du côté des femmes, certaines se laissent sans doute aller à se conformer à ces archétypes ancestraux qui sont somme toute assez confortables…

— Oui, il suffit de lire certains journaux féminins pour s’en rendre compte. On parle souvent des difficultés à être une femme, mais jamais de celles à être un homme. Si les hommes ne sont sans doute pas confrontés aux mêmes problèmes, la position masculine est-elle si facile à tenir?

— Je n’ai pas le sentiment que c’est dur d’être un homme…

— Tu n’as pas le sentiment qu’il faut être plus grand que sa compagne, gagner davantage, avoir un rôle protecteur, aller draguer, ne pas pleurer et aimer regarder du foot en buvant de la bière?
— Moi, personnellement, non. Mais c’est vrai que tu vois ce genre de démonstrations viriles chez certains hommes et que c’est franchement pathétique…. Je me fiche de gagner moins que ma compagne et je ne m’interdis pas de pleurer. Dans les pays scandinaves, ce sont les femmes qui draguent: alors fais la même chose, cela te permettra de faire le tri entre ceux qui sont sortis des schémas et ceux qui ont encore la tête trop encombrée...

— Pourquoi avoir traduit le texte d’Ibsen toi-même?»

 

La réponse (et le reste de l'entretien) sont à lire dans le billet de demain, ici.

Bon mercredi.