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Entretien

Interview - Lucky, Pozzo, Beckett, Godot, Dieu et nous autres

Posté le : 26 mars 2009 08:04 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : En attendant Godot

Entretien avec Georges Ser et Patrick Zimmermann

19h un soir de représentation, je vais toquer à la loge hétéroclite du facétieux Georges Ser, qui interprète Lucky dans En attendant Godot :


«_ Une interview? Pas de problème, il faut juste que tu saches que je suis un peu ensuqué…
_ Ensuquoi?
_ On ne dit pas ça en Franche-Comté?
_ J’habite à Dijon, ce n’est pas en Franche-Comté, c’est en Bourgogne!
_ C’était juste un piège pour savoir où tu habitais, je t’ai bien eue! Ensuqué, ça veut dire que je suis un petit peu faible, un peu dans le brouillard, si tu préfères…

_ Tu m’as l’air assez en forme quand même… Pourquoi Lucky porte t-il une veste à paillettes? Est-ce pour mettre en avant le côté music-hall qu’il peut y avoir dans le texte de Beckett?
_ C’est peut-être à Elsa Pavanel, la créatrice des costumes, et Bernard Levy, le metteur en scène, qu’il faudrait poser la question! Ce que je peux te dire, c’est que l’on s’est dit que Lucky était quelqu’un qui avait beaucoup vécu, qu’il avait traversé le monde et qu’il avait été danseur : d’où les chaussons de danse et la veste avec quelques paillettes…

_ Quelle sont les difficultés principales du rôle de Lucky?

_ Il est pénible physiquement et le texte est difficile à apprendre. Pour le monologue, j’ai commencé à le lire et à le relire dès que Fin de Partie a été terminé [spectacle donné à l’Athénée en 2006 avec quasiment la même équipe artistique et parti ensuite en tournée jusqu’en avril dernier]. Je le lisais simplement, je me suis mis à l’apprendre ensuite.
Là, je continue à le travailler pendant la journée et à le réciter dans le métro, comme un musicien fait ses gammes avant son concert du soir! Le personnage vit en moi hors des représentations…

_ Comment un comédien peut-il appréhender un monologue comme celui de Lucky ?
_ Je suis passionné par ce personnage, mais je ne savais pas par quel bout le prendre. Dans les mises en scène que j’ai vues, Lucky était une sorte d’hystérique qui débitait son monologue à toute vitesse, le transformant en performance. Bernard Levy voulait trouver un sens à ce que ce type dit, ne pas en faire un maniaque qui éructe mais plutôt quelqu’un qui étouffe tellement il veut raconter une histoire, d’autant qu’il a aussi des pertes de mémoire.
Nous avons donc pris le texte en cherchant ce que pouvait signifier chaque phrase : les spectateurs ne perçoivent pas forcément tout le sens, mais l’important est qu’ils sentent qu’on leur raconte quelque chose même s’ils ne savent pas quoi. Et c’était essentiel pour nous en tant qu’artistes de donner un sens à ce monologue.

_ J’imagine que le sens de ce monologue est trop complexe pour l’épuiser en trois minutes, mais pourrais-tu donner une ou deux clés pour mieux le comprendre?
_ Dieu est très présent dans ce monologue : il y a l’idée que même si l’on croit en l’existence d’un Dieu, l’homme ne grandit pas. On peut aussi lire en filigrane que, même s’il ne se manifeste pas, Dieu est là.
Il est important de préciser aussi que le personnage de Lucky a un sens, qu’il reste digne malgré la maltraitance qu’il subit : face à ce qu’on lui inflige, il a choisi l’impassibilité et la dignité. On peut relier tout cela à la guerre, d’autant qu’il parle beaucoup de pierres, ce qui renvoie pour nous aux ruines dues aux destructions. C’est pour évoquer cela et aussi rappeler l’accent yiddish que je prenais à un moment dans Fin de Partie que j’ai décidé de prononcer le bout de phrase “les flammes, les pleurs, les pierres” en yiddish : ces mots sont d’ailleurs les mêmes en yiddish et en allemand…
Et tout cela, c’est le génie de Beckett, est entrecoupé de choses drôles sans signification particulière. Relevons par exemple les noms qu’il donne aux pseudo-scientifiques dont il parle : Fartov et Belcher. To fart en anglais signifie péter, et to belch, roter. Ces scientifiques s’appellent donc Péteur et Roteur... »

Je passe ensuite à la loge d’à côté pour parler à Patrick Zimmermann qui joue Pozzo, le partenaire (bourreau?) de Lucky:


« _ Gilles Arbona, qui interprète Vladimir, me disait que le personnage de Pozzo véhiculait l’histoire, qu’est-ce que cela  vous évoque ?
_ On ne se tutoyait pas, hier?

_ Je suis très vieux jeu. Gilles Arbona, qui interprète Vladimir, me disait que le personnage de Pozzo véhiculait l’histoire, qu’est-ce que cela t’évoque ?
_ Je dirais qu’à part l’enfant joué par Garlan Le Martelot (et encore...), tous véhiculent l’histoire. Le couple Pozzo-Lucky est un "accident" qui intervient dans l’histoire d’Estragon et Vladimir, et Vladimir se met même à vouloir jouer à Pozzo et Lucky, comme s’il y avait une sorte d'universalité dans ce couple. Mais les témoins, les révélateurs de l’histoire sont surtout, pour moi, Vladimir et Estragon.

_ Que représente ce couple Pozzo-Lucky, et pourquoi est-il universel, à ton avis?

_ Ce n’est pas une fable simpliste opposant opprimeurs et opprimés : Beckett va au-delà de ça pour faire de ce couple un véritable pan de l’humanité qui dépeint aussi nos manières d’être, et peut-être y a-t-il du Pozzo et du Lucky en chacun de nous.
Et il y a quelque chose de cosmique dans ce que Pozzo dit : à peine nés, nous sommes déjà morts, le même jour, le même instant, les femmes accouchent à cheval sur une tombe. C’est en fait le constat terrifiant de l'insignifiance de la vie, cela rejoint ce que dit Estragon lorsqu’il annonce qu’il ne veut plus respirer : mais ne plus respirer, c’est la mort! Le temps n’est rien et la vie est ailleurs… Mais ce n’est que l’un des milliers de fils que l’on peut tirer d’En attendant Godot !

_ On ne va pas pouvoir tous les passer en revue, mais y aurait-il un autre de ces fils dont tu aimerais parler?
_ Le texte écrit par Lola Gruber dans le programme de salle de l’Athénée est très beau et remet en jeu la question de Dieu : je pense aussi que c’est un point important. Beckett a dit que s’il avait voulu parler de Dieu, il aurait appelé sa pièce En attendant Dieu et non En attendant Godot, mais c’est peut-être de la mauvaise foi… On dit toujours que la pièce ne parle pas de Dieu parce que Beckett s’en défend, mais ce n’est pas parce qu’il s’en défend que c'est vrai !
On pourrait aussi lire la pièce sous l’angle de "l'usage" qu'on fait de Dieu (et non sous l’angle de Dieu lui-même, en fait). Les hommes ont tout de même décidé qu’il existe un Dieu qui nous surpasse, qui nous est supérieur et qui détient un pouvoir sur nous! C’est une sorte d’aliénation, qui prévoit même l'idée de punition… À un moment, Estragon propose d’arrêter d’attendre Godot, et Vladimir répond qu’il les punirait : ils s’imposent donc l’aliénation d’attendre quelqu’un qui les punirait s’ils arrêtaient d’attendre, et qui est tellement envahissant qu’ils pourraient l’attendre pendant cinquante ans.
Godot est-il une invention de Vladimir et d’Estragon? Une invention de tous les hommes? N'est-ce pas de “nous autres”, c’est-à-dire de l’humanité, qu'il s’agit ? D’où cette notion de "l'usage" que l’on fait de Dieu… Et on en fait un usage plutôt désastreux, non ?…

_ Si l’on continue cette hypothèse, le personnage d’enfant interprété par Garlan le Martelot est-il un ange?

_ Non, pour moi, ce personnage est un messager, mais pas un ange : il semble bien humain et raconte que Godot bat son frère, qu’il ne sait pas lui-même s’il est heureux… De même, quand Vladimir lui demande de quelle couleur est la barbe de Godot, il répond “je crois qu’elle est blanche” : il le croit ! Mais il l’a vu Godot, ou non? En tout cas, si je suis convaincu que ce personnage n’est pas un ange, le fait que cela soit un enfant reste mystérieux pour moi…. Dans En attendant Godot, chaque réplique ouvre mille portes…»


Je pourrais continuer la polémique en disant que cette fois, c’est Patrick Zimmermann qui est peut-être de mauvaise foi : après tout, le diable étant un ange déchu, il pourrait aussi bien être le frère battu dont cet enfant parle... Il est certain en tout cas que, à propos d’En attendant Godot, la discussion pourrait continuer longtemps.
Elle continue d’ailleurs, puisqu’à la lecture de ce paragraphe avant parution du billet, Patrick Zimmermann m’écrivit :


«Ah bon ? De mauvaise foi ? Mais ce n'est pas parce que je n'en ai pas parlé que je le conteste... Je trouve, au contraire, ton idée très intéressante, celle de cet ange déchu qui s'appelait Lucifer (celui qui porte la lumière !). Cela pose même des questions : si l'on chasse celui qui éclaire, pour quoi serait-ce, sinon pour obscurcir ? Je nous sens mal partis…»


Je ne sais pas si nous somme mal partis, mais en tout cas, En attendant Godot est bientôt fini : pour découvrir ou redécouvrir le texte dans la mise en scène de Bernard Levy, vous avez jusqu’à samedi!
L’Athénée accueillera ensuite l’opéra de Mozart Cosi fan tutte. Bonne journée!