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Entretien

Quand la vie fait bégayer

Posté le : 12 févr. 2015 06:48 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : Trois Soeurs

Marie-Sophie Ferdane est comédienne. Ancienne pensionnaire de la Comédie-Française, elle interprète Macha, l’une des Trois Soeurs actuellement à l’Athénée : c’est elle, tout à gauche sur la photo.

Athénée Trois Soeurs

(c) Roxane Kasperski

 

Je lui ai posé quelques questions dans sa loge avant une représentation.


« – Olga Knipper, comédienne et première interprète des pièces de Tchekhov, a écrit que “on pourra interpréter le même personnage [de Tchekhov] d’innombrables fois, sans qu’il perde sa vérité particulière, et on y découvrira toujours quelque chose de nouveau”. Es-tu d’accord avec cela ?

– Oui. Les textes de Tchekhov constituent une expérience dans le temps. Un acteur apprend différents textes plusieurs fois par an : ceux de Racine et de Tchekhov sont les seuls qui me restent vraiment en mémoire. Il ne se passe pas un mois sans que le monologue final de La Mouette ne me revienne en tête, par exemple, sans doute parce qu’il entre en résonance avec d’autres situations de jeu, de vie... Tchekhov connaissait bien les acteurs, et il me semble qu'il dit quelque chose de notre quotidien, de notre façon de vivre en groupe en étant seul. Il peut accompagner toute une vie avec quelques phrases, grâce à sa façon simple de donner un condensé poétique, un condensé de vie qui peut servir longtemps.
Parce que le travail de Christian Benedetti, qui met en scène Trois Soeurs à l’Athénée, demande une extrême rapidité, la façon dont le texte se décante en moi est différente. C’est une bombe à retardement, car Christian ne voulait pas s’attarder sur le sens pendant la création : certaines choses ne s’épanouissent donc que maintenant, dans la répétition du jeu.


– Qu’apporte l’extrême rapidité de la mise en scène de Christian Benedetti, selon toi?

– Christian Benedetti explique qu’il veut nettoyer le texte de toute psychologie, sentimentalisme ou affectation. Il veut le texte à l’os. Son but, c’est ça : donner l’urgence de la précipitation, comme si les gens trébuchaient sur les mots sans avoir le temps de les comprendre. On doit parler plus vite qu’on ne pense, dans une sorte d’absence à soi-même. Dès le premier jour des répétitions, il nous a demandé d’aller très vite, car il estime que c’est la forme qui fait le sens. Il s’agit d’aller de pause en pause.


– Ton personnage, Macha, répète souvent ces quelques mots : “Un chêne vert au bord de l'eau, ce chêne a une chaîne d'or, ce chêne a une chaîne d’or”. Qu’est-ce que cela signifie ?

– Il y a d’abord un sens concret : ce chêne vert au bord de l’eau, c’est une force vitale enchaînée. Il désigne la condition enfermée de Macha, qui est contrainte par un bijou, comme elle même est contrainte par cette bague de mariage qui l'enchaîne sans raison. Ces quelques mots expliquent son sentiment de devenir folle, soulignent les liens qu’elle subit.
Mais il arrive aussi que des phrases entrent en résonance dans nos vies sans que cela soit forcément explicable : un agencement de mots qui rappelle l’enfance, une musique obsédante. Ce n’est pas nécessairement le sens qui heurte, mais la répétition des mots, comme un bout de beauté qui tape dans la vie à un moment où il n’y en a justement plus, de beauté. Le langage bégaie, se répète et renvoie au gouffre de notre vie. Plus rien ne fait sens. Condensée en quelques vers, cette entité poétique agit comme révélateur de la tragédie de Macha. Dans la vie, on peut être traversé par un bout de poème qui remonte à l’enfance, à une forme pure qui reste en nous et dont le sens met des années à éclater. Macha finit là-dessus, sa vie achoppe sur cette énigme qu’elle n’a pas résolue. Comme on se raccroche à une comptine qu’on comprend sans comprendre : on la dit, comme un talisman, comme une parole magique, jusqu’à la perte de contrôle, quand la vie fait bégayer.»


Pour voir Trois Soeurs, c’est à l’Athénée jusqu’à samedi !

Clémence Hérout