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Entretien

Mais qu'est-ce que c'est que ce cirque?

Posté le : 19 mars 2010 06:01 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : Soutenez Vénus | Artistes de la saison | Vénus

Cristèle Alves Meira est la metteure en scène de Vénus actuellement à l’Athénée.

Si vous aviez déjà pu voir sur le blog une vidéo où elle expliquait l’histoire de la vénus hottentote et le projet de mécénat citoyen lancé pour soutenir le spectacle, voici cette fois une discussion où elle explique ses choix artistiques de mise en scène.

 

«_ Le texte de Suzan-Lori Parks est très particulier: non seulement il intègre des documents historiques concernant la vraie vénus hottentote ou des scènes de pièces de théâtre écrites à l’époque, mais il est entièrement construit sur un flash-back et ne suit pas de linéarité au sens habituel du terme.
Que se dit-on lorsqu’on lit ce texte pour la première fois dans la perspective d’en faire une mise en scène?

_ Ce qui m’a immédiatement frappée, c’est son aspect hybride et morcelé: l’architecture, extrêmement complexe, crée différents niveaux de jeu. Rendre cet espace-temps bouleversé fluide et abordable pour le spectateur est un véritable défi de mise en scène…
J’ai également eu une intuition très forte pour un univers de cirque ou de fête foraine, une atmosphère de fantasmagorie et de cauchemar… La question des corps, du rendu de la monstruosité des personnages, s’est aussi posée tout de suite: où se situe le monstrueux? Qui l’est, qui ne l’est pas? Comment montrer la différence physique de Vénus tout comme celle des bêtes de foire qu’elle côtoie? Comment traiter ces corps difformes, observés, tripotés, volés, vendus?
Et juste après la lecture du texte, je me suis évidemment plongée dans l’étude des faits historiques qui ont inspiré la pièce…

_ Concernant la difformité des corps, comment as-tu finalement fait le choix de mettre une prothèse de fesses au personnage de Vénus?
_ J’ai immédiatement écarté l’idée de choisir une comédienne métisse et callipyge: nous ne sommes pas habitués à voir des corps ronds dans notre société, et montrer des rondeurs nues sur scènes aurait immanquablement, à mon avis, provoqué un effet pervers de voyeurisme -et vu l’histoire dont traite la pièce, il était évidemment d’autant plus impossible de tomber dans ce travers… De toutes façons, ne montrer que des grosses fesses aurait fermé toutes les autres possibilités de lecture de la pièce: au-delà de l’histoire tragique de Saartjie Baartman, Vénus traite aussi des prostituées forcées, des esclaves sexuelles et des femmes-objets… Il fallait donc, à mon sens, éviter de retomber dans le voyeurisme tout en élargissant les lectures pour évoquer toutes ces femmes.
Le théâtre est aussi le lieu du masque: cette prothèse en est une forme. La couleur or de la prothèse fut une évidence, car ces fesses sont un moyen de gagner de l’argent, un bijou, une mine d’or, un trésor, un fétiche devenu l’objet d’un rituel….
Mais ces fesses sont également la cause du calvaire de Vénus, et elles deviennent pour elle une croix très lourde à porter, d’où la ceinture en cuir cloutée qui permet de l’attacher. La prothèse est également très lourde, pour que Gina Djemba, qui interprète le rôle de Vénus, en sente tout le poids…

_ Dans les fêtes foraines où elle est exhibée, Vénus côtoie d’autres bêtes de foire, que Suzan-Lori Parks appelle “le choeur des merveilles humaines”. Elles sont interprétées dans ton spectacle par le trio Céline Fuhrer, Mickaël Gaspar et Xavier Legrand qui semblent former comme un corps unique. Peux-tu nous expliquer ton choix?

_ Je ne voulais surtout pas faire interpréter ces freaks*, ou bêtes de foire, par des comédiens arborant des masques d’Elephant man ou de femmes à barbes: pour moi, la monstruosité se situe ailleurs. À vrai dire, j’ai été inspirée par certains photomontages du photographe Pierre Molinier (1900-1976) pour inventer une espèce de corps à six jambes et trois têtes, cette forme étrange créée à partir de trois corps normaux… Céline, Mickaël et Xavier, en plus d’être comédiens, sont également acrobates, trapézistes ou contorsionnistes…

_ J’ai diffusé mercredi sur le blog une vidéo de ce que vous appelez la “pièce intérieure”, ces passages d’une pièce écrite au 19e siècle sur Saartjie Baartman et réintégrée par Suzan-Lori Parks dans son texte. Dans cette mise en abyme, tu superposes vidéo et comédiens en chair et en os, pourquoi?
_ La vidéo était d’abord là pour répondre à une contrainte financière, car ces passages de Pour l’amour de la Vénus auraient demandé cinq comédiens supplémentaires. Mais elle agit, elle aussi, comme une sorte de masque en jouant sur un glissement constant entre ce que l’on montre et ce que l’on cache: le corps des comédiens est masqué par la vidéo, mais ce sont leurs visages qui jouent… C’était d’ailleurs un véritable défi à relever et  beaucoup de problèmes techniques à résoudre pour travailler sur l’interactivité entre un corps filmé et des comédiens qui jouent en temps réel! Au final, on obtient de nouveaux freaks*, des marionnettes, des personnages à moitié réels et à moitié virtuels…
De manière générale, la vidéo agit comme un révélateur dans le spectacle: je te disais au début que l’image du cirque m’était immédiatement venue à la première lecture, parce que j’ai tout de suite pensé à une galerie de miroirs déformants. La pièce traite d’un corps que l’on juge difforme, et la vidéo, soit en projetant des diapositives d’anatomie sur le corps de Vénus, soit en déformant des corps, soit en faisant des gros plans, crée cette galerie de miroirs déformants.

_ Le personnage de Vénus change plusieurs fois de coiffure pendant le spectacle: est-ce dans le sens de cette idée de déformation?

_ Non, les changements de coiffure de Vénus évoquent plutôt son changement de situation, son embourgeoisement progressif: elle rêve de devenir une dame, et pour cela elle s’achète de nouvelles robes, se coiffe différemment et tente de se blanchir la peau… La scène avec le Baron-docteur où elle lui demande s’il l’aime m’a fait penser à la première scène du Mépris de Jean-Luc Godard avec Brigitte Bardot et Michel Piccoli: c’est pour cela que la coiffure de Vénus ressemble à ce moment-là à celle de Bardot dans ce film.

_ L’entracte réserve bien des surprises aux spectateurs: sans trop en dévoiler, quel est le sens de cet intermède peu orthodoxe?

_ De rappeler cette ambiance de cirque et de cinéma mélangés -car l’écriture de Suzan-Lori Parks comme ma mise en scène me semblent s’approcher du cinéma. Et comme le texte de Parks explose l’espace-temps, j’avais envie que le spectacle déborde aussi bien le lieu que le temps de la représentation.

_ Tu joues également beaucoup avec le rideau de fer de l’Athénée, comme tu l’avais d’ailleurs fait, d’une autre manière, pour Les Nègres monté à l'Athénée en 2007.
_ Oui, j’avoue que les rideaux de fer de théâtre me fascinent: c’est à la fois lourd, théâtral, industriel… Vénus traite de la pudeur, de ce que l’on choisit de montrer ou non: par exemple, Vénus montre ses seins mais cache ses aisselles, car c’est là que se situe sa pudeur. De même, la boîte en bois où elle est exhibée permet de ne montrer que des bouts de son corps. Le rideau de fer, selon qu’il soit levé ou baissé ou que l’on laisse sa petite porte ouverte, permet de créer comme un cadrage et de jouer sur cette ambivalence montrer/cacher. Il s’agit également de servir le texte qui commence par le finale avant d’entamer un flash-back: le finale, c’est quand le rideau se baisse…»

* monstres, en anglais

 

Vénus se joue encore pour un peu plus d’une semaine! Bon week-end.