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Perspective

La parole de la femme de chambre

Posté le : 24 mai 2011 07:00 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : Le Récit de la servante Zerline

Comment ne pas penser au Journal d'une femme de chambre d'Octave Mirbeau en découvrant le Récit de la Servante Zerline d'après Hermann Broch à l'Athénée ?

Paru dans la Revue Blanche en 1900, Le Journal d'une femme de chambre, parce qu'il donne le premier rôle à une domestique et nous dévoile les dessous peu reluisants des familles bourgeoises, offre une critique âpre de la société en même temps qu'il témoigne d'une certaine désillusion qui évite le manichéisme : exploitée par ses maîtres, mise en position de victime, Célestine est cependant loin d'être un modèle de vertu.


En voici un extrait issu du chapitre 13 :


« On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage… Ah! voilà une bonne blague, par exemple… Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves?… Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte de vileté morale, d’inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines… Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres… Entrés purs et naïfs — il y en a — dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice, on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui… Aussi, ils s’y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n’ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu’ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah! c’est extraordinaire… On exige de nous toutes les vertus, toutes les résignations, tous les sacrifices, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt: tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-vingt-dix francs par mois… Non, c’est trop fort!…
Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains de chômage; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous, verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n’y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie: "Voleuse… voleuse!… voleuse!"
Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace, un abîme, tout un monde de haines sourdes, d’envies rentrées, de vengeances futures… disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante, par les caprices et même par les bontés de ces êtres sans justice, sans amour, que sont les riches…
Avez-vous réfléchi, un instant, à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d’ignoble, nous entendons nos maîtres s’écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l’humanité: "Il a une âme de domestique… C’est un sentiment de domestique…"? Alors que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers?… Est-ce qu’elles s’imaginent vraiment que je n’aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir, moi aussi, des domestiques?… Elles nous parlent de dévouement, de probité, de fidélité… Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches!…

Une fois — c’était rue Cambon… en ai-je fait, mon Dieu! de ces places — les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l’on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade…
—Eh bien, Baptiste… et vous?… Votre cadeau?
—Mon cadeau? fit Baptiste en haussant les épaules.
—Allons… dites-le!
—Un bidon de pétrole allumé sous leur lit… Le v’là, mon cadeau…
C’était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique
—Et le vôtre, Célestine?… me demanda-t-il à son tour.
—Moi?
Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage.
—Mes ongles… dans ses yeux! répondis-je.
Le maître d’hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille:
Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule à l’église, avec un flacon de bon vitriol…
Et il piqua une rose entre deux poires. »


Le Récit de la Servante Zerline, donne également la parole à une femme de chambre et révèle l'intimité des maîtres, mais offre aussi un portrait d'une femme libre et indépendante qui n'a de domestique que le titre.

C'est à l'Athénée jusqu'à samedi
, dans une mise en scène d'Yves Beaunesne et une interprétation de Marilou Marini. Bon mardi !