L'opéra tragique - interview !
Catégorie : Riders to the sea
Entretien avec Christian Gangneron
Christian Gangneron est le metteur en scène de l’opéra Riders to the Sea qui commence demain soir à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet :
“_ Qu’est-ce qui vous a particulièrement plu dans Riders to the Sea, qui est une pièce de John Millington Synge mise en musique par Ralph Vaughan Williams?
_ C’était un véritable coup de foudre. Cela me semble difficile de ne pas avoir de choc en écoutant cet opéra : comme il n’est pas connu, ce n’est pas toujours évident de convaincre le public de venir le découvrir, mais les spectateurs sortent tous en état de choc.
C’est réellement un opéra à part, très puissant et extrêmement ramassé : il dure trente-cinq minutes (aux représentations à l’Athénée, il sera précédé de Songs of the Travel, des poèmes de Robert Louis Stevenson mis en musique par Ralph Vaughan Williams), et il n’y a ni un mot ni une note de trop! Cela arrive comme des embruns dans le visage, c’est vivifiant au sens fort du mot.
_ Riders to the Sea montre des personnages habitant sur les îles d’Aran, au large de l’Irlande, et plus particulièrement une famille dont les hommes se noient en mer. Est-ce une nouvelle forme de tragédie?
_ Oui, et en ce sens je m’inscris en faux par rapport à Steiner lorsqu’il parle de mort de la tragédie : certes, peut-être que les conditions favorables au développement de ce genre ont disparu, mais Steiner ne parle pas de Synge dans son livre La Mort de la tragédie… Il y a pourtant une place pour le renouveau de la tragédie et Synge en a été le pionnier. Ce qui a miné l’esprit de la tragédie, c’est sans doute le triomphe des idéologies religieuses ainsi que l’idée de progrès : mais la ruine de ces idéologies, autant politiques que religieuses, associée aux questions sur l’absence de salut et de progrès, a réinstallé le tragique.
Riders to the Sea est une tragédie du quotidien, sans roi et sans reine, pour détourner le titre d’un film : il n’y a pas de héros, pas de démesure, pas de faute. Il y a tragédie car on dépasse l’état psychologique et social d’une situation historique déterminée pour se sentir appartenir à la race des mortels. On est confronté à la mort et à des choses terrifiantes, mais c’est une forme de paix qui se dégage à la fin.
_ En cela, le phénomène de catharsis, ou purification de l’âme par la tragédie, existe bien dans Riders to the Sea ?
_ Oui, il y a une catharsis, incontestablement : malgré la présence de la mort et les événements épouvantables qui surviennent, les spectateurs se sentent apaisés en sortant. Ce n’est pas triste! À travers l’horreur, les personnages purgent le ressentiment qu’ils pouvaient avoir et trouvent enfin le repos, et parvenir à cette acceptation apaisée est justement la fonction principale de la tragédie!
À partir du quotidien difficile de ces gens habitant sur des confettis perdus au large de l’Irlande, cultivant une terre hostile et mangeant des bouts de poissons pourris lorsque la mer est trop mauvaise pour aller pêcher, Riders to the Sea nous propose une leçon de vie incroyable.
L’esprit de l’œuvre dépend étroitement du lieu même des îles d’Aran qui fascinent énormément : Synge s’y est rendu sur les conseils du poète Yeats, Robert Flaherty en a fait un documentaire magistral, Nicolas Bouvier en a tiré des récits de voyage magnifiques… Il y a une fascination pour la force de vie admirable des habitants de ces îles, et l’amour des gens du peuple est trop rare dans la littérature occidentale pour que l’on puisse se permettre de passer à côté…
_ Y a-t-il une connivence entre le genre de la tragédie et celui de l’opéra?
_ Oui, et d’ailleurs l’opéra est né, avec Orfeo de Monteverdi, du désir de retrouver les conditions de représentation de la tragédie grecque! Il s’agissait de revenir aux sources, de recréer ce genre : et en cherchant la tragédie grecque, on a trouvé l’opéra, un peu comme Christophe Colomb a débarqué aux Amériques en visant les Indes…
_ Est-ce que vous pourriez expliquer ce qu’est le keening?
_ Oui, c’est effectivement essentiel dans Riders to the Sea. Le keening est un chant de deuil traditionnel : lorsque l’on retrouve un homme noyé, les femmes de l’île se rassemblent et chantent des lamentations sans texte : ce sont des chorals sans mots, juste des syllabes. Il y a une grande solidarité entres les habitants des îles d’Aran, et la catharsis passe par la prise en charge ritualisée et communautaire de la mort d’un individu. Dans la pièce de Synge, il y a un choeur pour le keening, mais c’est impossible à réaliser au théâtre! Vaughan Williams a mené un réel travail d’ethnomusicologue et a retranscrit ces chants de pleureuses dans son opéra.
_ Qu’y a-t-il de caractéristique dans la langue de Synge?
_ Elle nous a posé problème, et il nous a fallu travailler avec des comédiens irlandais connaissant à la fois l’anglais et le gaélique pour qu’ils nous aident à sentir les spécificités, les couleurs et la rythmique de la langue de Synge qui a eu le génie de se servir des images et des couleurs d’une langue populaire pour en faire une langue poétique.
La traduction française que Françoise Morvan a fait de la pièce est superbe et nous a également beaucoup aidé : d’origine bretonne, elle a vécu la période où, parce qu’il était interdit de parler la langue bretonne, celle-ci a été incluse au français qui a été déformé et restructuré par une syntaxe et des images qui viennent du breton. C’est une langue qui s’est faufilée dans une autre, exactement comme chez Synge qui intègre le gaélique à l’anglais. Grâce à l’aide des deux comédiens irlandais, les chanteurs de Riders to the Sea ont vraiment vu comment donner une force et du sens aux récitatifs, ces passages chantés très proches de la parole. En se réappropriant le gaélique, c’est toute la violence de l’océan qui apparaît, mais aussi la violence de la vie.”
Riders to the Sea dans la mise en scène de Christian Gangneron et la direction musicale de Jean-Luc Tingaud commence demain à l’Athénée, tenterez-vous la découverte? Bon mardi.