Posté le : 16 janv. 2018 06:30 | Posté par : Clémence Hérout
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Avant-hier, c’étaient les
dernières de Cap au pire avec Denis Lavant et des deux volets d’Adieu Ferdinand de Philippe Caubère. L’Athénée en a profité pour
refixer la plaque commémorative dédiée à Louis Jouvet (directeur du Théâtre jusqu’en 1951), qui avait dû être déposée lors des travaux de rénovation.
Photos : Florence Cognacq
« La toute
première fois que j’ai vu Philippe Caubère, c’était dans L’Âge d’or d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, un spectacle magnifique que j’ai dû voir trois fois. Ariane Mnouchkine et son décorateur Guy-Claude François avaient fait construire des vallonnements dans la salle, fait recouvrir la totalité du plafond avec des feuilles de cuivre qui donnaient l’impression qu’on entrait dans le palais des merveilles, et fait poser un tapis-brosse au sol qui avait l’air de sable. Il n’y avait pas de sièges, on se déplaçait avec l’action. Enfin, c’est mon souvenir… Si cela se trouve, c’était différent. À la fin, les comédiens disaient “arrêtez, le jour se lève !”, et la lumière était conçue si finement qu’on voyait la lumière filtrer à l’intérieur, comme si le spectacle avait duré toute la nuit et que l’aube se levait.
Philippe Caubère se remarquait vraiment, car il prenait la lumière, il était très sportif, se donnait vraiment. Ils étaient tous extraordinaires bien sûr, d’ailleurs Clémence Massart [programmée à l’Athénée dans
L’Asticot de Shakespeare] était présente aussi, mais c’est lui qui a attiré mon attention : je l’avais vu dans d’autres spectacles, mais je ne l’avais jamais remarqué à ce point.
On se disait “mais quel comédien !”
Photo : Michèle Laurent
Notre première rencontre est intervenue à Avignon pour son Roman d’un acteur, que j’avais programmé à l’Athénée avant de le voir, car de toute façon personne ne l’avait vu : Bernard Faivre d’Arcier, le directeur du Festival d’Avignon, avait porté ce projet délirant dont on doit l’initiative au regretté Alain Crombecque, mais je ne suis pas sûr que beaucoup de directeurs l’aient suivi. Il n’y avait pas beaucoup de candidats pour programmer la totalité en effet, car il s’agissait de onze spectacles différents. J’avais vu un autre spectacle de Philippe, La Danse du Diable, et voulais le programmer, mais il m’avait répondu qu’il ne voulait plus le jouer : finalement, il l’a rejoué à l’Athénée en 2014…
Le Roman d’un acteur s’est donc joué à l’Athénée du 19 septembre au 26 novembre 1994, pour quarante-sept représentations ayant rassemblé presque 25 000 spectateurs, soit 531 personnes par soir pour un théâtre qui offre 570 places dont trente avec visibilité réduite. C’est un
succès phénoménal pour une si longue période. Mais en fait, l’histoire de Philippe Caubère avec l’Athénée a commencé lorsque sa femme et collaboratrice Véronique Coquet avait demandé à Pierre Bergé une salle où jouer (si vous n’avez pas suivi, voir épisode précédent de Dans le bureau du directeur
ici).
Le matin, on faisait le montage, et Philippe Caubère répétait l’après-midi. Comme il n’y avait pas de décor, il était possible d’enchaîner les répétitions et les représentations dans la même journée. Il fallait alors répéter l’après-midi le spectacle du lendemain, et jouer le soir le spectacle du jour. On ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’il allait répéter, de l’heure à laquelle il arriverait, et même de ce qu’il allait jouer le soir… Comme il alternait les différentes pièces, le calendrier était difficile à mémoriser. On se demandait souvent : “qu’est-ce qu’il fait demain, déjà ?...”. Il était dans une forme éblouissante, puisqu’il travaillait 24 heures sur 24.
C’était une épreuve, une épreuve contre lui-même et pour le public.
La fin en est inoubliable : on s’était dit que c’était le spectacle le plus extraordinaire qu’on n’ait jamais accueilli, alors on avait commandé un nabuchodonosor de champagne pour la dernière. Philippe Caubère était très ému. Quelqu’un a dit qu’une bouteille comme ça, ça ne s’ouvrait pas, mais ça se sabrait.
La jeune femme du bar hésitait un peu. Un ami de Philippe Caubère a prétendu qu’il savait le faire et a littéralement explosé la bouteille : trente-quatre litres de champagne déversés sur la moquette… Donc non seulement la moquette était trempée et probablement détériorée, mais en plus il n’y avait plus rien à boire.
[NDLR Cette histoire a déjà été racontée en détail sur le blog : c’est à relire ici] Après un pareil succès, il est difficile de continuer de la même manière. Nos routes se sont séparées et Philippe Caubère est allé se produire au théâtre du Rond-Point, avant de revenir à l’Athénée pour
La Danse du diable. J’avais toujours ce regret, donc j’étais vraiment ravi qu’il la reprenne. Je ne regrette pas d’avoir tant attendu pour la faire, car sans doute il ne la jouera plus jamais.
Là, il est parti pour faire ses adieux à Ferdinand en trois spectacles, dont deux qui ont été programmés à l’Athénée cette année et un troisième pas encore créé. Alors qu’un seul était prévu au départ ! C’est la création, c’est plus fort que lui, ça le porte – et ça l’emporte !.
Jean-Luc Lagarce
Photo : Christian Berthelot
Pour Jean-Luc Lagarce, c’est une autre histoire évidemment. Elle est finie sans être finie, puisqu’
il revient à l’Athénée dans sa mise en scène de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. J’ai connu le Jean-Luc Lagarce metteur en scène.
Il avait monté un
Malade imaginaire fabuleux et une
Cantatrice chauve que je voulais accueillir à l’Athénée, mais
les droits en avaient été refusés par Eugène Ionesco qui avait donné l’exclusivité au Théâtre de la Huchette. Faute de
Cantatrice chauve, nous avons accueilli un très beau spectacle :
L’île des esclaves de Marivaux en 1993-1994, soit ma première saison en tant que directeur de l’Athénée.
Je dois dire que, curieusement, les comédiens de cette première saison, et de ce spectacle en particulier, n’ont pas le même statut que d’autres :
ce sont les membres fondateurs de ma mythologie de l’Athénée. Même chose pour les comédiens de
Huis Clos. Ils étaient
comme des amis de la maison, plus que d’autres.
L’Île des esclaves était un très beau spectacle.
Nous avons beaucoup échangé avec Jean-Luc Lagarce autour de La Cantatrice chauve. Il venait au théâtre accompagné de François Berreur [son collaborateur artistique et ami, également comédien] et ils me parlaient de leurs projets.
C’étaient mes débuts de directeur de théâtre à Paris, et j’avais l’impression de faire comme tous les directeurs de théâtre en parlant littérature avec les metteurs en scène que j’aimais. Le Journal de Jean-Luc Lagarce qui a été publié après sa mort montre l’importance de ces échanges pour lui, alors que je n’en avais aucune conscience à l’époque. Je m’en sens très flatté aujourd’hui. Dans les discussions que nous avions, il avait envie de débattre. C’était un débat permanent. Il était très généreux, bien loin d’être une star se complaisant dans son succès.
Mais
je ne suis pas sûr qu’il ait eu le succès qu’il méritait à l’époque en tant que dramaturge. Moi-même, je n’ai jamais programmé de texte de lui et je m’en veux beaucoup. Je ne sais pas pourquoi : est-ce que je n’ai pas eu le courage, pas su les lire ?... À part ses
Règles du savoir-vivre dans la société moderne que j’ai programmées oui, mais j’ai un peu l’impression que c’était l’exception qui confirmait la Règle (sans jeu de mots !).
Et puis nous avons accueilli la création de Lulu, qui est son dernier spectacle. C’était un grand projet. Il était très malade, déjà. Il avait eu de la peine à trouver des coproducteurs, qui étaient, outre l’Athénée, la scène nationale de Chambéry, La Coursive à Rochelle et le théâtre de Saint-Brieuc.
Ce qui risquait de se passer s’est produit : d’ailleurs, il le raconte dans son
Journal quasiment jour par jour. Les répétitions s’étaient brièvement arrêtées, car la compagnie partait en tournée pour la reprise d’un spectacle.
Jean-Luc Lagarce est resté à Paris seul, et il est mort.
C’est François Berreur qui a terminé la mise en scène du spectacle, où jouaient Jacques Alric, Emmanuelle Brunschwig, Christian Cloarec, Irina Dalle, Christophe Garcia, Roch Leibovici, Françoise Lebrun et Hervé Pierre. Daniel Emilfork, qui avait commencé les répétitions, n’a pas pu poursuivre.
Lulu a été créé le 8 janvier 1996 à l’Athénée.
Puis l’exclusivité accordée au Théâtre de la Huchette pour La Cantatrice chauve a été levée après la mort d’Eugène Ionesco pour un spectacle joué à Limoges par un metteur en scène roumain de langue hongroise. Lorsque je suis allé voir Marie-France Ionesco pour lui demander son accord, elle a répondu que son père ne lui avait pas demandé de tenir le fameux engagement d’exclusivité après sa mort.
Elle a donc donné son autorisation pour que la pièce soit jouée à l’Athénée, d’abord dans la mise en scène de Gabor Tompa en 2000. Puis dans celle de Jean-Luc Lagarce, en 2007, en 2009 et maintenant en 2018, avec rigoureusement la distribution originale. Je ne sais si les artistes pourront accepter de reprendre une fois de plus ce spectacle inoubliable. En tout cas, François Berreur dit que c’est la dernière. Mais on connaît les serments d’ivrogne, comme Philippe Caubère qui prétendait faire ses adieux à Ferdinand cette année…
La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Jean-Luc Lagarce se jouera à partir de demain jusqu’au 3 février. Bonne semaine !
Clémence Hérout