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Entretien

Tomber sept fois, se relever huit

Posté le : 14 oct. 2016 16:00 | Posté par : Clémence Hérout
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Clémence Massart est la compagne artistique du comédien Philippe Caubère : après l’avoir accompagné sur la création de ses pièces autobiographiques (dont deux épisodes sont en ce moment dans la grande salle de l’Athénée : Le Bac 68 et La Danse du diable), elle joue dans la petite salle son Asticot de Shakespeare, un spectacle rassemblant plusieurs textes sur le thème de la mort (mais c’est drôle !).

Je l’ai rencontrée dans sa loge avant une représentation pour un long entretien à paraître en plusieurs épisodes sur le blog :


« – Vous étiez d’abord trapéziste et jongleuse : comment êtes-vous passée au théâtre ?

– J’ai commencé à suivre les cours de Jean-Laurent Cochet au théâtre Édouard VII à côté d’ici, dans les années 1960, dans les mêmes classes que Gérard Depardieu ou Claire Vernet. J’avais des rêves de tragédie : la comédie ne m’intéressait pas et je ne pensais pas à faire rire.
En revanche, ma mère était très drôle : elle nous emmenait au cinéma, aux ballets au cirque, aux feux d’artifice… Elle était magnétique, séduisante. Quand je joue Sarah Bernhard dans L’Asticot de Shakespeare, je pense à elle. Je regrette qu’elle n’ait pas vu le spectacle, je pense qu’elle l’aurait aimé. D’ailleurs, la tiare de Sarah Bernhard utilisée dans le spectacle a été faite par ma sœur pour ma mère ; et le manteau rouge que j’utilise pour Sarah Bernhard, Guitry et le Mort joyeux, retrouvé par hasard après sa mort, vient de ma cousine, qui était styliste et qui l’avait conçu dans l’idée de constituer sa propre collection : il y a ses initiales derrière le manteau.

Le spectacle est aussi un hommage à mon oncle, le danseur et chorégraphe Jean Babilée que j’ai vu danser toute ma vie, à 7 ans dans Le jeune homme et la Mort avec ma tante Nathalie Philippart, ballet fondateur dans ma vie. Il est mort il y a deux ans. Il est souvent venu voir L’Asticot, et j’étais bouleversée quand il venait. Et aujourd’hui, jouer dans cette petite salle de l’Athénée qui porte le nom de Christian Bérard, le peintre et décorateur des Ballets des Champs-Élysées qui travaillait avec Cocteau, Roland Petit, Babilée et ma tante, et que j’avais rencontré dans leur loge... C’est un petit signe du destin. 

Donc j’ai commencé à vouloir faire du théâtre : mais je n’avais de goût que pour la tragédie et pas le physique d’une tragédienne. Je me retrouvais dans des rôles secondaires. Quel ennui, alors que je voulais jouer les égarements de la passion… Je n’étais pas au bon endroit au bon moment, alors je suis partie et j’ai échoué au Cirque d’hiver. J’y ai rencontré des gens adorables exerçant des métiers dangereux et j’ai eu envie de faire de la haute voltige, mais il n’y avait pas d’école de cirque à l’époque. J’ai donc fraternisé avec les Bouglione et on m’a confié un poste de remplacement au chevet de la "poursuite" [le gros projecteur qui suit les artistes]. Puis j’ai rencontré un trapéziste à la retraite qui m’a fait travailler au gymnase de la Cité du midi, dans le quartier de Pigalle à Paris. J’y ai rencontré des acrobates merveilleux, dans une atmosphère voisine de ce que raconte Colette dans La Vagabonde. Il m’a vite monté un numéro de trapèze et un autre de saut périlleux automobile, pour partir pendant trois mois à Copenhague. Je me retrouvais d’un coup à sept mètres, sans longe, sous le ciel étoilé en pleine nuit, donc sans mes repères visuels au gymnase. Je serrais tellement les barres du trapèze que j’avais des crampes atroces et me demandais à chaque fois comment j’allais terminer le numéro. Cela m’a endurcie. Mais j’ai eu la trouille.
Je suis ensuite partie sur les routes avec un autre partenaire, dans son estafette aménagée : nous avons tourné pendant six ans en France, Allemagne, Espagne… J’ai connu la fin d’une époque avec les cinémas de quartier, les villes de garnison, les camps américains, le Gaumont Palace, les levers de rideau à Bobino de vedettes de la chanson, avant l’arrivée des écoles du cirque. C’était sauvage : la grande famille du cirque n’existait pas. C’était chacun pour soi, on prenait beaucoup de risques en se battant pour être payé… Ma famille est peu venue me voir, j’étais dans un autre monde. Puis mon père est mort. Mon partenaire m’a quittée deux jours après son enterrement : je n’avais plus de maison, plus de boulot, plus de mec, plus de père. 

Au début des années 1970, je me suis donc retrouvée à faire la manche sur le boulevard Saint-Germain en faisant mon numéro sur le trottoir tout près du funambule Philippe Petit qui faisait la manche du côté de la rue de Buci. Mon oncle Jean Babilée et le metteur en scène Jean-Marie Simon avaient le projet de monter L’Histoire du soldat de Ramuz et Stravinski : Jean Babilée jouait le diable, sa fille Isabelle, ma cousine, la princesse. C’était très émouvant de les voir ensemble. Mon oncle m’a vue faisant la manche, et m’a fait engager pour faire la parade avec les musiciens, jongler avec des torches enflammées coiffée d’une grosse perruque noire, hirsute, mais aussi pour aider à ses changements de costumes.

C’était au Théâtre de la Tempête de Jean-Marie Serreau à la Cartoucherie de Vincennes où était aussi installé le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. J’arrivais en avance à la Cartoucherie pour répéter le fil et le jonglage. C’est là que j’ai rencontré le Théâtre du Soleil, qui jouait 1789. Formidable. Ils m’ont invitée à monter sur scène avec eux pour faire la fête de la Bastille : je gardais mon costume de L’Histoire du soldat, et passais donc d’un théâtre à l’autre. Il y avait des grands, des vieux, des jeunes, des nains, des géants… Ils avaient des têtes extraordinaires et j’ai eu envie de faire partie de ces monstres ; je me disais "c’est là que je dois être".
Alors Ariane Mnouchkine, que je n’avais pas encore identifiée, m’a conseillé de racoler les gens de la queue qui n’avaient pas pu avoir de place pour 1789, afin de les enjoindre à venir voir plutôt L’Histoire du soldat ! Debout sur une caisse, je criais : "De 1789 à 1914, il n’y a qu’une station : venez voir L’Histoire du soldat". Après trois mois, la troupe du Théâtre du Soleil est partie en tournée. C’était triste. Nous sommes aussi partis en tournée dans le sud avec L’Histoire du soldat. J’ai appris plus tard que Philippe Caubère était dans le public de notre représentation à Aix-en-Provence. 

De retour à Paris à la fin de la tournée, j’ai recommencé à jongler sur le boulevard Saint-Germain, jusqu’à ce qu’Ariane Mnouchkine m’appelle pour remplacer des membres de la troupe, victimes d’une épidémie d’hépatite virale, pour jouer 1789 à la fête de l’Huma. Après la représentation, j’ai dit à Ariane que j’avais envie de rester : elle m’a gardée.
Je savais qu’avec elle j’apprendrais quelque chose qui donnerait un nouveau sens à ma vie. C’était le théâtre que je cherchais ! J’étais au bon endroit au bon moment. Ariane Mnouchkine détenait une autorité sous laquelle j’étais heureuse de jouer. Elle était l’ordonnatrice des jeux, donnait des contraintes, ça m’allait. Je me fichais d’avoir mon nom sur les affiches : on s’amusait, on apprenait, et on était payé pour ça. C’était le théâtre tel que je ne pouvais pas mieux le rêver, même si j’avais un faible pour les vraies belles salles de théâtre rouges de mon enfance comme celle du Théâtre des Champs-Élysées et du Grand Théâtre de Bordeaux, ou de l’Athénée aujourd’hui… Car la Cartoucherie de l’époque ressemblait davantage à un camp de concentration qu’à un théâtre, avec ses rails et ses baraquements…

C’est ainsi que nous avons repris 1789 pour une tournée triomphale. Un soir de relâche à Villeurbanne, où nous jouions au Théâtre National Populaire invités par Roger Planchon, nous avons vu débarquer Philippe Caubère et ses compagnons venus jouer La Commune de Paris sous notre chapiteau de 1789 secoué par une tempête.

Ariane Mnouchkine a été séduite, et il a intégré le Théâtre du Soleil avec deux compagnons pour la nouvelle création de 1793.
Puis, après trois mois d’improvisations et de répétition, j’ai été virée. Je n’étais pas comédienne. J’ai cru que j’allais mourir. Avec Philippe, on ne se voyait plus, non plus… Mais Ariane qui s’ennuyait pendant les représentations avait bientôt organisé des séances de travail avec les "virés" dans l’atelier des décors. Et ma chance est revenue avec le tournage de 1789, le retour de mes amours et surtout le projet de L’Âge d’Or. »


Pour voir Clémence Massart dans L’Asticot de Shakespare et Philippe Caubère dans Le Bac 68 ou La Danse du diable, c’est jusqu’au 20 novembre à l’Athénée !

Bon week-end.

Clémence Hérout