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Entretien

Le vent joue avec les cœurs

Posté le : 15 févr. 2012 06:27 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie : Voyage d'hiver

Peut-on appliquer une analyse psychiatrique à une œuvre musicale ?

Vincent Vantyghem interprétait l'égoutier dans La Botte secrète, qui a été donnée à l'Athénée en décembre et janvier dernier.
Il se trouve qu'en plus d'être chanteur, Vincent est également diplômé de médecine en spécialité psychiatrie et qu'il a fait sa thèse sur Voyage d'Hiver de Schubert : il y faisait le parallèle entre quelques particularités de l'œuvre et certains symptômes observés en psychiatrie.

Des passages vous paraîtront peut-être un peu ardus, mais l'entretien que j'ai eu avec Vincent permet de comprendre autant de choses sur la psychiatrie que sur Voyage d'Hiver.
Je publie l'interview en deux fois : première partie aujourd'hui, la seconde vendredi !


« — Tu es vraiment diplômé en psychiatrie ou c'est du bluff ?
— C'est vrai. Beaucoup de chanteurs ont des parcours singuliers… J'étais cependant déjà bien engagé dans le chant et j'ai fait ma thèse de psychiatrie dans cette direction.

— C'est ainsi que tu t'es retrouvé à faire une thèse de psychiatrie sur Voyage d'Hiver de Schubert. Il va falloir nous expliquer le lien entre les deux…
— Parce qu'il s'agit d'une œuvre dont les limites du cadre restent indéfinies, proposant peu de repères spatio-temporels et qui fait entendre une harmonie relativement dépouillée (néanmoins très riche!), Voyage d'Hiver agit comme une page blanche favorisant les projections de l'imaginaire. C'est pour cette raison que l'on parle toujours un peu de soi en parlant du Voyage d'Hiver : l'œuvre permet la contribution active de l'auditeur qui se l'approprie très facilement…
Il ne s'agissait absolument pas de faire un diagnostic de l'état de santé de Schubert (démarche bien trop spéculative), mais plutôt de se servir du Voyage d'Hiver comme trame de réflexion sur la douleur morale d'un sujet et ses modalités évolutives.

— Quelles pathologies psychiatriques peut-on ainsi déceler dans Voyage d'Hiver?

— Avant de parler de pathologies psychiatriques, c'est d'abord l'émergence d'événements musicaux que j'ai tenté de rapprocher de certains symptômes propres à la dépression d'une part et à la psychose d'autre part.
Au début de mon travail j'ai été frappé par deux Lieder en particulier [deux "chansons", si vous préférez, NDLR] : tout d'abord La Girouette [traduction ci-dessous. Vous pouvez l'écouter gratuitement ici].
Dans La Girouette, il apparaît déjà du point de vue du sujet que l'appréhension du réel se fait de manière parcellaire et dysharmonieuse. La représentation bidimensionnelle de la girouette comme objet persécuteur et railleur, le "collapsus" harmonique de la mélodie et de l'accompagnement pourraient renvoyer à des mécanismes de défense relativement archaïques, telle l'angoisse de néantisation ou la difficulté à porter tout à la fois les différentes instances constitutives du sujet.
Plus clairement, on peut se demander de quelle nature est cette girouette hostile. L'objet semble externalisé et porteur de douleur matérialisée hors du sujet pour agir comme une hallucination. Le "Nur nicht so laut"/ "Mais pas aussi fort" [voir traduction ci-dessous] est à mon sens équivoque par rapport à cette hypothèse hallucinatoire.
J'ajoute que l'alternance brutale des modes mineurs et majeurs dans ce Lied crée un effet de discordance idéo-affective où viennent se mêler douleur morale et excitation. La co-occurrence de telles instances contradictoires pourraient être à l'oeuvre dans l'émergence d'une symptomatologie psychotique.
Tout le long du Voyage d'Hiver, le sujet lutte contre une cristallisation de sa souffrance et c'est cet affrontement entre un élan vital encore présent et une souffrance paroxystique qui me paraît fissurer l'intégrité du Wanderer [le voyageur, sujet du Voyage d'Hiver, NDLR]. La souffrance est telle qu'elle finit par altérer la cohérence du sujet et son rapport avec le monde environnant. »



Pour avoir un aperçu plus spécifiquement musical de Voyage d'Hiver, n'hésitez pas à arriver un peu plus tôt ce soir à l'Athénée : de 19h à 19h30, le musicologue Jacques Amblard vous donnera quelques clés sur l'œuvre en salle Christian-Bérard.

Voyage d'Hiver dirigé par Takénori Nemoto et mis en scène par Yoshi Oïda se joue jusqu'à vendredi !


--> Suite de l'entretien ici



La Girouette

Le vent joue avec la girouette
Sur la jolie maison de ma bien-aimée.
Alors j'ai bien l'illusion
Qu'elle se moque du pauvre fugitif.

Il aurait dû d'abord remarquer
La plaque apposée sur la maison,
Alors il n'aurait jamais cherché à trouver
L'image d'une femme fidèle dans la maison.

À l'intérieur le vent joue avec les cœurs
Comme sur le toit, mais pas aussi fort.
Pourquoi se soucieraient-ils de ma douleur?
Leur enfant est un riche parti.



La Girouette in Voyage d'Hiver, texte de Wilhelm Müller et musique de Schubert.

Traduction par Pierre Mathé disponible sur Recmusic, publiée avec son aimable autorisation.

 

Merci à Paul-Gérard pour l'idée.