Le 16 août, je devais rencontrer Jouvet
Catégorie : Présentation et historique de l'Athénée
Louis Jouvet fut le directeur de l’Athénée de 1934 à sa mort dans les murs du Théâtre, en août 1951.
J’ai dans ma bibliothèque un livre jauni, gondolé et dont les pages ont été mal ouvertes au coupe-papier, écrit par l’administrateur de la Comédie-Française de 1947 à 1953, Pierre-Aimé Touchard. Il y raconte entre autres la façon dont il a vécu le décès de Louis Jouvet :
« Le 16 août, je devais rencontrer Jouvet pour aller visiter une salle de spectacle à Suresnes, avec Jaujard et Jeanne Laurent.
Arrivé à la Direction des Arts et des Lettres, où nous avions pris rendez-vous, j’appris qu’il était mourant, pris d’une syncope en pleine répétition. Nous nous rendîmes aussitôt à l’Athénée où on l’avait installé sur un lit de camp, dans son bureau, mais nous ne pûmes le voir. Il mourut le lendemain.
Quand je revins, à cinquante mètres la rue Caumartin semblait déjà frappée de stupeur. Une centaine de personnes stationnaient sur les trottoirs, dans l’espoir de voir passer des personnalités, malgré la dispersion du mois d’août. Dans la petite cour du théâtre, les collaborateurs de Jouvet, que j’avais vus effondrés l’avant-veille, semblaient déjà s’installer dans l’événement : tous les réservoirs de souffrance avaient été épuisés durant cette longue agonie, et il fallait leur laisser le temps de se remplir à nouveau, goutte à goutte. Le secrétaire général, Blanquet, m’accompagna jusqu’au bureau où Jouvet reposait.
Je le suivais comme un automate, la pensée loin du mort. Mais quand il fallut franchir cette porte, et que l’image de Jouvet vivant, sarcastique et puissant, s’est brusquement jetée devant mes yeux, je fus pris d’une panique, et je pensai : “Non, c’est trop dur”.
Le voir n’importe où eut été tolérable, mais dans ce bureau, le voir vaincu, lui dont l’assurance et la maîtrise avaient paralysé tant de comédiens et m’avaient glacé tant de fois, ici-même, cela me parut tout d’un coup sacrilège, impie, et je sentis combien profondément je l’admirais et combien j’aurais aimé conquérir son estime.
Par bonheur, le cadavre blanc allongé sur ce lit était méconnaissable. [...] Jouvet n’était pas là. Sur un divan, au pied du lit, trois femmes, que je crus reconnaître mais que la douleur faisait sans nom, le visage terne, décomposé. Nous défilions sans arrêt devant elles qui ne nous voyaient pas. Au moment de quitter la pièce, les yeux fixés sur ce visage blanc, il m’apparut tout d’un coup reconnaissable, avec une sorte de sérénité douce. »
Malgré les allées et venues, les perceuses, les échafaudages et le démontage des dessous et du plateau en cette période de travaux, l’âme de Louis Jouvet semble toujours flotter dans l’Athénée. On espère que vous continuerez à la sentir à la réouverture du théâtre à l’automne 2016 !
Clémence Hérout
Pierre-Aimé TOUCHARD, Six Années de Comédie-française. Mémoires d’un administrateur. Éditions du Seuil, Paris, 1953.