le blog de l'athénée

Retrouver les billets du blog postés de 2008 à 2018

Ils ont blogué pour l’athénée pendant 10 ans
Entretien

Denis Lavant, le paysage riant

Posté le : 08 déc. 2017 18:05 | Posté par : Clémence Hérout
Catégorie :

Dans la petite salle de l’Athénée, Denis Lavant interprète Cap au pire, l’un des derniers textes de Samuel Beckett.
Crépusculaire et radical, le spectacle est une expérience qui clivera sûrement : Denis, lui, avec sa chapka, sa politesse chaleureuse et son goût pour le jus de gingembre auquel toute l’équipe du théâtre s’est convertie (ça pique), emporte l’adhésion.

Je l’ai interviewé la semaine dernière dans sa loge, deux jours avant la première.
Le jour de la première elle-même, j'étais en direct avec son metteur en scène Jacques Osinski pour un entretien vidéo de cinq minutes que vous pouvez regarder en différé ici.

Notre entretien paraîtra en plusieurs fois sur le blog tout au long des représentations du spectacle, qui se joue jusqu’au 15 janvier 2018 à l’Athénée.


« – Votre metteur en scène Jacques Osinski a déclaré dans une autre interview que Samuel Beckett vous faisait rire : ce n’est pourtant généralement pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense à lui. Qu’est-ce que vous trouvez drôle, chez lui ?

– J’adore l’humour de Beckett : c’est l’humour face au néant, qui porte sur le rapport dérisoire de la stature humaine sur la terre. Chez tous les grands poètes, penseurs, métaphysiciens, il y a un éclat de rire terrible.
Je connais l’œuvre de Samuel Beckett depuis longtemps. C’est la première fois que je le joue officiellement, mais je suis tombé dedans quand j’étais petit. Son Molloy est le premier acte beckettien que j’ai fait : j’en avais produit un extrait en deuxième année au Conservatoire. C’est d’ailleurs la seule chose cohérente que j’aie faite là-bas !.…
Déjà à l’époque, ma sœur qui était en études de lettres avait abordé L’Innommable, qui est dans la même veine que Cap au pire : quand maintenant, où maintenant, qui maintenant ? Je trouvais ça génial comme remise en question du langage même, de la parole. Les personnages de Beckett sont dans une inertie et en même temps gambergent. Ils sont dans la conscience de soi, sans distance : ils sont absolument incarnés. C’est un texte à la fois abstrait, très concret, incarné, jusqu’au moment où il écrit : “néant jamais ne se peut être”. Il y a chez lui un vrai condensé du propos, de la trajectoire.

On met souvent Samuel Beckett dans la catégorie du théâtre de l’absurde : je suis contre cette définition facile où l’on sous-entend que les personnages y déblatèrent n’importe quoi. Au contraire, chez Beckett, c’est très conséquent. Il fait entendre une parole qui a une valeur scientifique, qui refuse les limites du définir, du comment et où s’exprimer, de quoi parler, toutes ces questions…. À la création d’En attendant Godot, un critique avait écrit que cela ressemblait aux Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. C’est vrai que l’humour y est très décapant.

Cap au pire est un texte qu’il a écrit en anglais et qu’il n’a pas traduit lui-même en français, contrairement à d’autres : c'est la traductrice Édith Fournier qui l'a fait. Je crois qu’il n’a pas eu le courage de le traduire car c’était trop dur.… Cela ne va pas de soi : ce texte représente vraiment une expérience limite. Dans certains de ses autres textes, on sent un emploi de la langue française absolument jubilatoire et qui a à voir avec l’incarnation du théâtre. Dans En attendant Godot, on parle de “paysage riant” pour désigner le public… J’aime vraiment bien cet être, ce Beckett. Je me suis rendu compte qu’on était en compagnie tous les deux depuis un moment, même si je l’avais rejeté, car parfois je n’ai pas envie de me placer dans ce constat d’impasse, qui est extrême dans la littérature



Photo : Pierre Grosbois
 
 
– Vous aviez d’abord pensé à jouer L’Image de Beckett, pourquoi ?

– On arrive parfois à une saturation de Beckett et de l’imagerie qui en est faite, avec cette superposition de couches d’interprétation. Cela devient “beckettien”, et le Beckettien m’emmerde.
On m’a proposé d’interpréter L’Image à la radio. Je n’avais pas plongé dans Beckett depuis longtemps. J’aborde le texte en me disant que c’est du Beckett, je me dis d’abord que c’est absurde, mais au final je vois ce que ça raconte, que cela évoque quelque chose de concret, et non une entité verbale abstraite. Il n’y a rien de tel que de s’introduire physiquement dans un texte, de se mettre à la place du locuteur pour le comprendre.
Je fais le lien entre Mallarmé et Beckett, d’ailleurs j’ai les deux dans les poches [il me sort de son manteau un ouvrage de chacun]. Les derniers textes de Mallarmé, comme Pour un tombeau d’Anatole ou Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, s’inscrivent dans une économie de langage. Même Le Cantique de Saint Jean.
Je devais donc interpréter L’Image pour la radio. Je me rends compte que cela décrit une scène : une langue sort de la bouche, il est décrit un type allongé par terre dans la boue, dans une flaque d’eau, et qui ne bouge pas, qui prend la boue dans la bouche, la mâche, décrit sa main, ses jambes… et qui à un moment donné se voit lui-même dans le reflet de la flaque et le décrit. Dès que j’ai compris ça, j’ai trouvé le texte épatant. C’était un beau travail pour moi. De la même manière, je m’étais plongé à une époque dans Mallarmé avec l’exigence de tout comprendre, de ne rien laisser en surface. On dit que c’est une grande poésie hermétique. Mais moi en tant qu’interprète, j’ai le devoir de comprendre pour donner des bases de compréhension à l’auditeur. »


Pour faire le « paysage riant » (ou pas) avec Cap au pire mis en scène par Jacques Osinski, c’est dans la petite salle de l’Athénée jusqu’au 14 janvier 2018, en même temps qu’Adieu Ferdinand de Philippe Caubère dans la grande salle.

Bon week-end !
 

Clémence Hérout