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Entretien

Denis Lavant - navigation impossible

Posté le : 19 déc. 2017 06:00 | Posté par : Clémence Hérout
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Denis Lavant interprète le texte Cap au pire de Beckett dans la petite salle de l’Athénée jusqu’à mi-janvier. Suite de notre entretien, dont la première partie est à lire ici.


« – C’est votre metteur en scène Jacques Osinski qui vous a orienté vers Cap au pire. Est-ce que vous vous souvenez de vos impressions en le lisant ?

– J’avais déjà essayé de le lire dans les années 1980, à sa parution. J’étais déjà dans Beckett et avais été alléché par ce titre évoquant une navigation impossible… Le titre est vraiment très beau. Et en fait, ça m’était tombé des mains à l’époque, comme Mal vu mal dit. Je n’étais pas prêt. J’aimais déjà beaucoup En attendant Godot, Fin de partie (qui est l’une des pièces que je préfère), mais aussi les Nouvelles et textes pour rien ou Premier Amour, car c’est romancé et avec un peu d’esbroufe… On y trouve beaucoup d’éléments qui sont les reliefs d’une littérature classique : il n’avait pas encore entamé le processus d’élaguer le langage.

Quand Jacques Osinski m’en a parlé vingt ans après, peut-être que c’était le moment pour moi. J’aime bien quand les choses font écho, avec cette trace de contact furtif qui rebondit pour que le texte revienne finalement dans mon champ de vision… Je m’y suis attelé, en lien avec d’autres textes de Beckett, notamment L’Image, et de Mallarmé. Dans le théâtre, on est amené à scruter beaucoup de textes. Et depuis ce jour, je n’ai plus lâché le bouquin. Un an avant de répéter le spectacle, c’est devenu une idée fixe. J’étais comme ivre, j’étais avec le texte dans des cafés en étant vigilant à ne rien laisser de côté, ou dans le flou.
J’y suis allé vraiment très minutieusement, en avançant opiniâtrement dans le texte : dès que quelque chose bloquait, je revenais en arrière. Il met en œuvre un emploi du langage à un niveau très économisé, simple, élémentaire, et qui va en s’amenuisant au fur et à mesure. J’essaie de suivre une trajectoire cohérente, d’être dans le concret. En fait, il n’y a aucune abstraction : le locuteur se met à parler et dit “Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore”. Encore recommencer à parler, en fait. Et il déploie un peu d’humanité, même si ce texte, ce sont des ombres dans la pénombre obscure… C’est comme une expérimentation scientifique. Y figure une logique particulière, mais assez rigoureuse, avec parfois des surprises, des remises en question de tout.

À mi-chemin du texte, Beckett écrit “De qui les mots ? Demander en vain. Ou pas en vain si dire pas su. Pas dit. Nuls mots pour lui dont les mots. Lui ? Un. Nuls mots pour un dont les mots. Un ? Ça. Nuls mots pour ça dans les mots. Mieux plus mal ainsi”. Ce ne sont que des phrases très brèves qui se terminent avec des points. Cela se passe dans une sorte de présent avec un plan de navigation exposé dès le début : “Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore”. Et, après soixante pages, le dernier moment est : “Soit dit plus mèche encore”.




 (c) Pierre Grosbois
 
 
– Dans Le Monde du 22 novembre 1991 l’écrivain et critique Patrick Kéchichian qualifiait Cap au pire d’“extraordinaire mise en mots […] de l’exténuation”. Est-ce que cela vous paraît bien définir le texte ?

– “Exténuation” n’est pas mot qui me parle particulièrement. C’est une expérience primordiale, presque nécessaire, qui n’est pas morbide, et qui est cohérente dans sa démarche poétique. La plupart des poètes se conçoivent disparus, anéantis : il savent qu’ils se trouvent dans un passage, comme une trajectoire à un moment donné, à une époque. Ils font partie des êtres les plus conscients de cela. La poésie m’a attiré aussi, car cela parle de ce sujet également, sans que cela soit macabre pour autant, même s’il y a bien sûr une danse macabre chez ViIlon, Rimbaud, ou Mallarmé…

Je vois un rapport à la verticalité humaine dans ce texte. Le personnage se remet debout : il est question d’un gisant au départ. Samuel Beckett remet debout ses personnages et va jusqu’à la vision du cimetière. Cap au pire, c’est une expédition vers la nuit. Le mot d’“exténuation” ne me parle qu’à moitié. Dans Mirlitonnades, Becket écrit “En face/le pire/jusqu’à ce/qu’il fasse rire”. Tout est là. Je trouve cela extrêmement courageux et en même temps élémentaire.
Il traite un sujet qu’on oublie dans notre société : le rapport à la mort. Alors que la mort est présente, et souvent violente par les temps qui courent, c’est une chose que l’on refuse de voir, d’envisager pour soi-même. La mort fait partie de la condition humaine, c’est l’une des données de la folie humaine. On n’a qu’une envie : se masquer, l’oublier par tous les divertissements possibles comme la fête, l’alcool, ou le cinéma, tout ce qui est à portée de main pour ne pas être en face de la mort. Beckett, lui, mène une démarche qui va vers l’assèchement. C’est une démarche implacable, inscrite dans une autocruauté qui fait la richesse de certains poètes : ils ne se font pas de cadeau. Beckett continue jusqu’à dégager des valeurs extrêmes. Il est aussi question d’un harcèlement de mots : il y a encore trop de mots, c’est trop chargé de sens, veut trop signifier. Le seul moyen d’en guérir, c’est de disparaître. Mais il n’est pas question de suicide.


– Justement, n’est-il pas paradoxal de donner à entendre un texte qui tend autant vers le silence ?

– C’est paradoxal oui, mais pas abscons. Je ne suis pas vraiment à l’origine du projet : Jacques Osinski me l’a proposé et j’y suis allé volontiers. Pour moi, c’est vraiment intéressant. Mais je ne sais pas ce que cela fait en tant que spectateur. Au Festival d’Avignon, il y avait de tout. Des gens que cela tourmente, d’autres qui ne rentrent pas du tout dedans et qui sortent furieux — mais finalement ce n’est pas plus mal, car cela crée la complicité avec ceux qui restent. Le spectacle a sans doute quelque chose d’hypnotique.

Ce que je souhaite, c’est de pouvoir apporter pour l’auditeur quelque chose qui soit à peu près aussi limpide que ma manière de comprendre, de suivre le texte. Il y a forcément une déperdition, mais je crois que quelque chose se passe dans la mesure où je comprends ce que je dis : je peux donc emmener le public. Le spectacle est à contre-courant d’une attitude culturelle tendant au divertissement et qui, par peur d’ennuyer, opte pour l’attractif avec l’image et la vidéo qui fascinent tout de suite. J’ai fait du cinéma, mais je ne mélange pas : je suis plus pour quelque chose d’archaïque du théâtre, qui repose sur le corps du comédien, le texte, l’incarnation et la parole qui sert l’intelligence d’un comédien avec un texte, le rendant ainsi visible pour les spectateurs. »

Mettez le Cap au pire avec Denis Lavant, dans la petite salle de l’Athénée jusqu’au 14 janvier. En même temps dans la grande salle, Philippe Caubère interprète son Adieu Ferdinand.

 
Clémence Hérout