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Dans le bureau du directeur (1) Patrice, Pierre et les autres

Posté le : 19 sept. 2017 06:00 | Posté par : Clémence Hérout
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Patrice Martinet est le directeur de l’Athénée. Il porte une barbe, des lunettes rondes en écaille et des costumes en tweed ou pied-de-coq du plus bel effet tout en officiant dans un bureau qui constituerait un parfait décor à une adaptation filmée de Blake et Mortimer. Il ne fume pas la pipe — ce que, d’un point de vue strictement vestimentaire, je regrette.


 
André Juillard d'après E.P. Jacobs
 
 
Patrice a toujours beaucoup d’histoires à raconter : cette nouvelle rubrique « Dans le bureau du directeur » vous permettra d’en profiter aussi.


Pierre Bergé a lui aussi été directeur de l’Athénée, de 1977 à 1981. La première fois que Patrice Martinet et lui se rencontrent, c’est dix ans après, le 18 juillet 1991.
Patrice est alors directeur du festival Paris Quartier d’Été et Pierre Bergé président de l’Opéra de Paris, où un spectacle mis en scène par Giorgio Strehler a été programmé par Patrice dans le cadre du festival. Enthousiasmé par la pièce, un Arlequin serviteur de deux maîtres de Goldoni, Pierre Bergé embrasse et félicite le responsable de sa programmation après la première.



Pierre Bergé en 2012 (c) Matthieu Riegler
 
 
Deux ans plus tard, Patrice Martinet est nommé à l’Athénée. Son premier réflexe consiste à aller présenter ses respects à Pierre Bergé, qui fut directeur de l’Athénée avant de le confier au Ministère de la Culture en 1982, faisant alors de l’Athénée un théâtre public.
Pierre Bergé le reçoit poliment, mais il est fâché : fâché, car il espérait que l’État prendrait l’Athénée en charge à la hauteur de ses besoins financiers.

Pierre Bergé avait racheté l’Athénée en 1977 : il adore ce théâtre depuis longtemps, mais c’est une représentation d’Equus à l’espace Pierre Cardin qui le conduit à son achat. Catastrophé en effet que l’exploitation d’Equus cesse, il acquiert tout simplement l’Athénée pour programmer ce spectacle qui l’a ébloui.
Avec Danièle Cattand qui codirige le théâtre, il propose ensuite une programmation exigeante rassemblant des artistes comme Claude Régy, Antoine Vitez, Delphine Seyrig, Jean Marais ou Alfredo Arias et crée les lundis musicaux.

 

 Salle Christian Bérard à l'Athénée (c) Dominique Lemaire
 
 
Il ouvre la deuxième salle sous les combles, qu’il baptise du nom du décorateur de Louis Jouvet, Christian Bérard. Il rénove également certains espaces (dont l’actuel bureau de Patrice Martinet, qui est dans l’état où Pierre Bergé l’a laissé) et crée le bar de la mezzanine.
Il fait aussi construire les toilettes en galerie, qui est un bon plan pour tous ceux qui n’aiment pas faire la queue et ne rechignent pas à monter des escaliers – vous en profiterez pour en admirer la porte, qui a apparemment coûté un bras, mais qui est bien mieux que la porte plane initialement installée que Pierre Bergé trouvait très moche.
La légende, enfin Patrice Martinet (mais vous verrez, c’est pareil) raconte que ces toilettes ont été créées après que Pierre Bergé, qui avait assuré à un spectateur que des toilettes se trouvaient à tous les étages, s’était rendu compte que la galerie en était dépourvue.


Au même moment, Pierre Bergé avait aussi acheté le bail du théâtre Édouard VII, à deux pas de l’Athénée. En 1981, alors que le bail touche à sa fin, il permet que s’y produise… Philippe Caubère.

C’est en effet Véronique Coquet, collaboratrice de Philippe et aujourd’hui devenue sa femme, qui avait contacté Danièle Cattand, à savoir la seule personne qu’elle connaissait dans le milieu théâtral à Paris, parce qu’elle et Philippe Caubère cherchaient un théâtre où jouer La Danse du diable.
Véronique Coquet ignore complètement à l’époque qui est Pierre Bergé mais, via Danièle Cattand, il leur donne littéralement les clés du théâtre Édouard VII pour un franc symbolique, avec pour seules conditions de réembaucher son personnel et de ne pas abîmer les portes d’entrée et les appliques en bronze. C’est ainsi que Philippe Caubère et Véronique Coquet se retrouvent quatre mois à la tête du théâtre Édouard VII, où triomphe La Danse du diable – Véronique se rappelle que la queue allait parfois jusqu’à L’Olympia.
 

 
 
Ils n’avaient jamais rencontré Pierre Bergé, jusqu’à l’automne dernier. C’est Philippe Caubère qui le raconte :
« Véronique et moi dînions à la brasserie Lipp, qui n’est vraiment pas le genre d’endroit où nous allons d’habitude. Et là, nous voyons arriver Pierre Bergé qui s’installe juste à côté de nous – sachant que chez Lipp, on est collés comme dans le métro. Je me souviens qu’il avait commandé et mangé un haddock ! Le truc le plus nul qu’on puisse trouver sur une carte. Mais je me suis dit qu’en fait, il devait adorer ça, mais n’en trouver nulle part ailleurs. Il n’y a que chez Lipp qu’on propose encore de tels plats !
Après avoir longuement hésité, j’ai fini par oser l’aborder : “je suis désolé de vous déranger, mais il faut que je vous parle. Je vous dois, à vous et à Danièle Cattand, la présence à Paris de mon premier spectacle. C’est merveilleux que l’occasion me soit offerte de pouvoir vous en remercier, car je n’avais jamais pu le faire auparavant et j’en gardais le remords.”
Nous avons ensuite parlé de Maryse Landolfo, que je connais depuis quelques années et qui était l’égérie du peintre Pierre Ambrogiani, très proche de Pierre Bergé, alors en couple avec Bernard Buffet. Là, son œil s’est allumé, il nous a demandé de ses nouvelles et nous a parlé d’elle et de leur jeunesse commune.
Je lui ai aussi raconté qu’après l’Édouard VII, je rêvais de jouer à l’Athénée, que j’avais découvert par les spectacles d’Antoine Vitez, mais qu’à l’époque et pendant de longues années, ça n’avait pas été possible. En fait jusqu’à ce que je rencontre Patrice Martinet. Et que, grâce à cela et par bonheur, ça l’était devenu aujourd’hui. Je voyais bien que je le dérangeais un peu, mais je m’en fichais. Je voulais vraiment le remercier pour ce vrai geste de grand seigneur qu’il avait eu au sujet de l’Édouard VII. Geste dont les conséquences ont été si importantes pour nous. Quand j’ai appris sa mort, en même temps qu’un vrai sentiment de tristesse, j’ai ressenti le soulagement d’avoir pu le saluer et l’en remercier de vive voix et de son vivant ».

 

 Façade de l'Athénée (c) Mirco Magliocca
 
 
Sans doute parce que Pierre Bergé ne pouvait diriger la maison de couture Yves Saint-Laurent et deux théâtres en même temps, il décide de s’en retirer après quatre ans de programmation, au début des années 1980. Il aurait pu céder l’Athénée à un directeur privé, mais cela aurait sans doute condamné ce théâtre qu’il aimait profondément à une carrière artistique moins ambitieuse qu’il le souhaitait – l’ayant dirigé, il s’était bien rendu compte que le théâtre d’art était rarement rentable. Convaincu que seul l’État pourrait y maintenir une réelle ambition artistique, il confie l’Athénée à la tutelle du ministère de la Culture en 1982.

Une fois le théâtre de l’Athénée cédé, Pierre Bergé a continué d’y venir régulièrement, en toute discrétion, mais toujours à la même place. La dernière fois, c’était il y a un peu plus d’un an, pour les travaux : Patrice Martinet souhaitait son avis sur la décoration des stucs au foyer-bar. L’état de santé de Pierre Bergé ne lui permettait plus de monter à l’étage, mais il se souvenait parfaitement des décors et a pu soutenir l’équipe dans son choix de les repeindre en couleurs, mais avait prévenu : « il faut un peintre italien ». Et il a eu raison : après quelques essais ratés, on a fini par faire appel à un peintre italien.

 

 (c) Mirco Magliocca
 
 
S’il refuse de se substituer à ce qui relève selon lui du rôle des pouvoirs publics, à savoir financer les frais de fonctionnement de l’Athénée, Pierre Bergé soutint généreusement de nombreux spectacles programmés par Patrice Martinet ainsi que des employés du théâtre, en suivant ses goûts et ses amitiés.

Par exemple, au moment du cinquantenaire de la mort de Louis Jouvet en 2001, Patrice Martinet propose à des metteurs en scène de revisiter des pièces méconnues du répertoire de Louis Jouvet. Pierre Bergé, qui avait vu L’École des femmes de Molière mis en scène par Louis Jouvet à l’Athénée lorsqu’il était enfant, propose de financer sa reprise dans le décor originel de Christian Bérard.

Le jour de la première, Pierre Bergé est assis comme d’habitude au premier rang de la corbeille, et Patrice Martinet dans la loge située quelques mètres derrière lui. Tout se passe bien, jusqu’à ce que Pierre Bergé s’agite en criant « les lustres bon sang, les lustres !!! ».
Une fois le spectacle terminé, Patrice Martinet s’enquiert des impressions de Pierre Bergé :
« – Patrice, les lustres, quel scandale !
– Quoi, les lustres ?
– Mais enfin, vous savez bien ! »

Eh bien non, personne n’a jamais su en quoi les lustres pouvaient différer de la version de Louis Jouvet et Christian Bérard, dont le décor avait pourtant scrupuleusement été reproduit d’après les documents de l’époque. Et, « parce que les lustres », ou plutôt, sans doute, parce que son souvenir d’enfance avait été gâché, Pierre Bergé n’apporta pas le soutien financier prévu.

 

 Photo prise sur le spectacle L'Île de Tulipatan des Brigands (c) Clémence Hérout
 

Pour Patrice Martinet, cette histoire raconte bien qui était Pierre Bergé : « ce n’était pas un mécène comme les autres, mais un artiste. Et il fallait le traiter comme l’artiste qu’il était. L’Athénée était un autre amour de sa vie ».

Lola Gruber, qui écrit les programmes et brochures du Théâtre, lui a d’ailleurs rendu hommage ainsi le jour de son décès le 8 septembre : « S’agissant des histoires amoureuses, les Français ont des aventures, les Anglo-Saxons des “affairs”. Réfutant cette opposition, Pierre Bergé a eu le talent rare de transformer ses affaires en aventures et ses aventures en affaires. »

Nous espérons donc vous retrouver très bientôt à l’Athénée pour de nouvelles aventures, qui commenceront le 6 octobre avec un week-end colombien imaginé par l’orchestre Le Balcon.
 

Clémence Hérout